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– Vous

savez, dit Glen Bateman, les yeux fixés sur la ville de Grand Junction que l’on

devinait dans la lumière du petit matin il y a des années que j’entends dire « c’est

dégueulasse » sans savoir exactement ce que signifie cette expression. Je

crois avoir enfin compris.

Il regarda alors son petit

déjeuner, qui se composait de saucisses synthétiques Étoile du Matin, et fit la

grimace.

– Mais non, elles sont très

bonnes, ces saucisses répondit Ralph avec une sincérité désarmante. Vous auriez

dû essayer le rata de l’armée.

Ils étaient assis autour de leur

feu de camp que Larry avait ranimé une heure plus tôt. Engoncés dans des

vêtements chauds, des gants épais aux mains, ils en étaient à leur deuxième

tasse de café. Il faisait très frais – deux degrés à peine – et le ciel était

nuageux, triste. Kojak somnolait aussi près du feu qu’il le pouvait sans se

roussir le poil.

– Et voilà, j’ai mon content

de nourriture spirituelle pour aujourd’hui, dit Glen en se levant. Heureux les

ventres vides, les mains pleines, ou quelque chose du genre. À propos de mains

pleines, donnez-moi vos ordures, je vais les enterrer.

Stu lui tendit son assiette de

carton et son gobelet.

– Ça fait du bien de marcher,

vous trouvez pas, le prof ? Je suis sûr que vous n’avez jamais été aussi

en forme depuis que vous n’avez plus vingt ans.

– Tu veux dire soixante-dix

ans, renchérit Larry en éclatant de rire.

– Stu, je n’ai jamais été

aussi en forme, répondit Glen d’une voix lugubre en mettant les ordures dans un

sac de plastique. Je n’ai jamais voulu être en forme. Mais tant pis. Après

cinquante années d’agnosticisme confirmé, il semble que mon destin soit de

suivre le Dieu d’une vieille femme noire jusque dans l’antre de la mort. Si tel

est mon destin, alors qu’il en soit ainsi. Fin de citation. Tout compte fait, je

préfère la marche à la voiture. La marche prend plus de temps, donc je vis plus

longtemps… de quelques jours en tout cas. Excusez-moi, messieurs, le temps de

donner une sépulture décente à vos immondices.

Ils le regardèrent s’éloigner, armé

d’une petite pelle. Cette « excursion dans le Colorado avec une pointe à l’ouest »,

selon l’expression de Glen, avait été particulièrement éprouvante pour le

professeur. Il était le plus âgé. Ralph Brentner était son cadet de douze ans. Mais

il avait su faciliter les choses pour les autres avec son humour et son ironie.

Et le bonhomme semblait en paix avec lui-même. Le fait qu’il puisse continuer

ainsi jour après jour impressionnait beaucoup les autres. Il avait

cinquante-sept ans et Stu l’avait vu faire craquer les articulations de ses

doigts ces trois ou quatre derniers jours, le matin quand il faisait froid, et

grimacer de douleur.

– Ça fait mal ? lui

avait demandé Stu hier, après la première heure de marche.

– L’aspirine est faite pour

ça. C’est de l’arthrite vous savez, mais elle n’est pas aussi méchante qu’elle

le sera sans doute dans cinq ou sept ans. Et franchement, mon cher Texan, je ne

m’accorde pas une telle espérance de vie.

– Vous croyez vraiment qu’il

va nous prendre ?

Et Glen Bateman avait alors

répondu une étrange chose :

– Je ne crains aucun mal.

Et la conversation avait pris fin

sur cette phrase.

Il entendait maintenant le

professeur creuser la terre gelée en grommelant quelques gros mots.

– Un sacré type, hein ?

– Oui, tu peux le dire, répondit

Larry. J’ai toujours cru que ces professeurs étaient un peu chochottes, mais

celui-là ne l’est sûrement pas. Tu sais ce qu’il m’a dit quand je lui ai

demandé pourquoi il ne balançait pas les ordures dans le fossé ? Que ce n’était

pas la peine de recommencer ce genre de conneries. Que nous avions déjà pas mal

pioché dans la vieille merde d’autrefois.

Kojak se leva et partit au petit

trot voir ce que Glen était en train de faire. La voix du professeur flotta

jusqu’à eux :

– Eh bien, te voilà enfin, grosse

crotte paresseuse. Je commençais à me demander où tu étais parti. Tu veux que

je t’enterre toi aussi ?

Larry sourit et défit le

podomètre qu’il portait à la ceinture. Il s’était procuré ce petit instrument

dans un magasin d’articles de sport de Golden. Vous le réglez à la longueur de

votre pas, puis vous glissez la pince de l’instrument sur votre ceinture. Tous

les soirs, Larry notait la distance qu’ils avaient parcourue dans la journée

sur une feuille déjà passablement froissée.

– Est-ce que je peux voir ta

feuille ? demanda Stu.

– Naturellement.

En haut de

la page, Larry avait écrit en lettres d’imprimerie : Boulder-Las Vegas :

1241 kilomètres. Et en dessous :

 

Date

Kilomètres

Total

6

septembre

45,2

45,2

7

septembre

43,4

88,6

8

septembre

42,6

131,2

9

septembre

45,3

176,5

10

septembre

44,9

221,4

11

septembre

46,8

268,2

12

septembre

46,3

314,5

13

septembre

47,5

362,0

14

septembre

51,5

413,5

15

septembre

52,5

466,0

16

septembre

57,1

523,1

17

septembre

59,8

582,9

Stu prit un

bout de papier dans son portefeuille et fit une soustraction.

– Bon. Nous avançons plus

vite qu’au début mais nous avons encore plus de six cent cinquante kilomètres à

faire. Merde, nous n’avons même pas fait la moitié du chemin.

– Normal qu’on aille plus

vite. On descend maintenant. Et Glen a raison, tu sais. Pourquoi se dépêcher ?

Le type va nous massacrer dès qu’on arrivera là-bas.

– Moi, j’y crois pas. Nous

allons peut-être mourir c’est d’accord, mais ça va pas du tout être facile pour

lui. La partie n’est pas gagnée d’avance. Mère Abigaël ne nous aurait pas dit

de partir si nous allions simplement nous faire tuer sans que ça serve à rien

du tout. Impossible.

– Je ne pense pas que ce

soit elle qui nous ait dit de partir, répondit Stu d’une voix tranquille.

Le podomètre de Larry fit quatre clic lorsqu’il le régla pour le début de la journée : 000,0. Stu jeta de la terre

sur ce qui restait du feu de camp. Et le petit rituel du matin se poursuivit. Ils

étaient depuis douze jours sur la route et Stu avait l’impression que cette

routine allait durer toujours : Glen se plaindrait de la nourriture, pour

rire naturellement, Larry noterait les kilomètres parcourus sur sa feuille

froissée, chacun avalerait ses deux tasses de café, quelqu’un enterrerait les

ordures de la veille, quelqu’un d’autre étoufferait le feu. La routine, une

routine qui n’avait rien de désagréable. Elle vous faisait oublier ce qui vous

attendait, et tant mieux. Le matin, Fran lui paraissait très distante – très

claire, mais très distante, comme une photo dans un médaillon. Le soir, lorsque

la nuit était tombée et que la lune avait repris sa place dans le ciel, elle

paraissait très proche au contraire. Proche au point d’avoir l’impression de

pouvoir la toucher… et naturellement, c’était là le bobo. C’est dans ces moments

que sa foi en mère Abigaël se transformait en un doute amer, qu’il aurait voulu

tous les réveiller et leur dire qu’ils étaient fous de faire ce voyage, qu’ils

étaient armés de lances de caoutchouc pour renverser un moulin à vent

mortellement dangereux, qu’ils feraient mieux de s’arrêter à la prochaine ville,

de trouver des motos et de revenir. Qu’ils feraient mieux de profiter d’un peu

de lumière et d’un peu d’amour pendant qu’il était encore temps – car Flagg n’allait

pas leur en laisser le loisir.

Mais c’était la nuit. Au matin, il

lui paraissait juste de poursuivre la route. Il regardait Larry et se demandait

s’il avait pensé à sa Lucy tard hier soir. S’il avait rêvé d’elle, s’il aurait

voulu…

Glen revenait. Il grimaçait un

peu en marchant. Kojak gambadait à côté de lui.

– Allez, on va les avoir, dit-il.

Pas vrai, Kojak ?

Kojak remua la queue.

– Mon chien vous dit : Sus !

Oui, c’est ce qu’il dit. À Las Vegas ! traduisit Glen avec un sourire égrillard.

On y va.

Ils escaladèrent le talus et se

retrouvèrent sur la nationale 70 qui descendait vers Grand Junction. Une

nouvelle journée de marche venait de commencer.

En fin d’après-midi,

une pluie glaciale se mit à tomber et la conversation perdit de son entrain. Larry

marchait seul, les mains dans les poches. Au début, il pensa à Harold Lauder

dont ils avaient trouvé le cadavre deux jours plus tôt – il semblait y avoir

entre eux une entente tacite pour ne pas parler de Harold – mais finalement ses

réflexions se portèrent sur la personne qu’il avait surnommée l’Homme-Loup.

Ils l’avaient découvert juste à l’est

du tunnel Eisenhower. La route était complètement bouchée à cet endroit où l’on

respirait une puissante odeur de mort. L’Homme-Loup, vêtu d’un jeans très

ajusté et d’une chemise western en soie, était à moitié sorti d’une Austin. Les

cadavres de plusieurs loups gisaient autour de la voiture. L’Homme-Loup, affalé

sur le siège du passager, les jambes dehors, avait le cadavre d’un loup sur la

poitrine. Il serrait encore entre ses mains le cou de l’animal dont le museau

sanglant était pointé vers sa gorge. À partir de ces indices, tous avaient

conclu qu’une meute de loups était sans doute descendue des montagnes, qu’elle

avait vu cet homme solitaire et qu’elle avait attaqué. L’Homme-Loup était armé

d’un revolver et il avait tué plusieurs de ses assaillants avant de se réfugier

dans l’Austin.

Combien de temps avait-il tenu

avant que la faim ne le force à sortir de son refuge ?

Larry n’en savait rien, et il ne

voulait pas le savoir. Mais à voir l’extrême maigreur de l’Homme-Loup, une

semaine peut-être. Bien sûr, il allait à l’ouest rejoindre l’homme noir, mais

Larry n’aurait souhaité à personne un destin aussi horrible. Il en avait parlé

une fois à Stu, deux jours plus tard, une fois l’Homme-Loup loin derrière eux.

– Et pourquoi une meute de

loups aurait-elle attendu aussi longtemps, Stu ?

– Je n’en sais rien.

– Je veux dire, ils auraient

pu trouver autre chose à manger, non ?

– Je crois que oui.

C’était pour lui un terrible

mystère qu’il ressassait constamment dans sa tête, sachant qu’il ne trouverait

jamais la solution. Et l’Homme-Loup avait manifestement tout ce qu’il fallait

au rayon roupettes. Poussé par la faim et la soif, il avait fini par ouvrir la

portière. Un loup lui avait sauté à la gorge. Mais l’Homme-Loup l’avait

étranglé avant de mourir.

Larry et ses compagnons s’étaient

encordés pour la traversée du tunnel Eisenhower et, dans ce noir horrible, Larry

s’était alors souvenu d’un autre tunnel, le tunnel Lincoln. Si ce n’est qu’il n’était

plus hanté par le souvenir de Rita Blakemoor mais par le visage de l’Homme-Loup

figé dans un dernier hurlement quand lui et son agresseur s’étaient entre-tués.

Les loups avaient-ils été

envoyés pour tuer cet homme ?

Une idée trop troublante pour qu’il

puisse même s’y arrêter. Il essayait d’oublier tout cela pour ne penser qu’à

marcher, mais ce n’était pas facile.

Ils campèrent

cette nuit-là peu après Loma, pas très loin de la frontière de l’Utah. Leur

dîner se composa d’eau bouillie et des provisions qu’ils avaient pu trouver en

route, comme tous leurs autres repas – ils suivaient à la lettre les consignes

de mère Abigaël : Partez dans les vêtements que vous portez. N’emportez

rien avec vous.

– On

risque d’avoir des problèmes en Utah, fit observer Ralph. C’est là qu’on va

voir si Dieu s’occupe vraiment de nous. Il y a un bout de route, plus de cent

cinquante kilomètres, sans un seul village, sans une station-service, sans un

restaurant.

Cette perspective ne semblait pas

le déranger particulièrement.

– Et de l’eau ? demanda

Stu.

– Pas tellement non plus, répondit

Ralph en haussant les épaules. Bon, je crois que je vais me coucher.

Larry suivit son exemple. Glen

resta pour fumer sa pipe. Stu avait encore quelques cigarettes et décida d’en

fumer une. Les deux hommes restèrent silencieux quelque temps.

– Vous en avez fait un bout,

depuis votre New Hampshire, le prof, dit enfin Stu.

– Votre Texas n’est pas la

porte à côté non plus.

– Non, pour sûr, acquiesça

Stu avec un sourire.

– Fran vous manque beaucoup,

je suppose.

– Oui… et je me fais du

souci… Du souci pour le bébé… Surtout la nuit.

Glen tira sur sa pipe.

– Vous ne pouvez rien y

changer, Stuart.

– Je sais. Mais je m’inquiète

quand même.

– Évidemment.

Glen vida sa pipe sur une pierre.

– Il m’est arrivé quelque

chose de bizarre la nuit dernière, Stu. J’ai essayé toute la journée de savoir

si c’était la réalité, si c’était un rêve, ou autre chose encore.

– Et qu’est-ce que c’était ?

– Attendez. Je me suis

réveillé en pleine nuit. Kojak grognait. Il était sans doute plus de minuit, car

le feu était presque éteint. Kojak était de l’autre côté du feu, le poil du cou

tout hérissé. Je lui ai dit de se taire, mais il ne m’a même pas regardé. Il

regardait quelque chose sur ma droite. J’ai pensé un instant que c’était

peut-être des loups. Depuis que nous avons vu ce type que Larry appelle l’Homme-Loup…

– Oui, c’était pas très joli.

– Mais il n’y avait rien. J’ai

de bons yeux pourtant. Kojak grognait, et il n’y avait rien.

– Il sentait quelque chose, c’est

tout.

– Oui, mais je n’en suis pas

encore arrivé au plus étrange. Au bout de quelques minutes, j’ai commencé à me

sentir… comment dire, vraiment très bizarre. J’avais l’impression qu’il y avait

quelque chose juste à côté du talus de l’autoroute et que cette chose me

regardait, nous regardait tous. J’avais l’impression que je pouvais presque la

voir, que si je clignais les yeux de la bonne manière, j’allais la voir. Mais

je ne voulais pas. Parce que j’avais l’impression que c’était lui. J’avais

l’impression que c’était Flagg.

– Ce n’était rien, probablement,

dit Stu après un moment de silence.

– Pourtant, j’avais vraiment

l’impression qu’il y avait quelque chose. Et Kojak aussi.

– Bon. Supposons qu’il était en train de nous regarder. Qu’est-ce qu’on peut y faire ?

– Rien, mais je n’aime pas

ça. Je n’aime pas qu’il soit capable de nous regarder… si c’est bien ce qu’il

fait. Ça me fout une trouille à chier dans mon froc, si vous me passez l’expression.

Stu tira une dernière bouffée, écrasa

soigneusement sa cigarette sur une pierre, mais ne semblait pas encore prêt à

retrouver son sac de couchage. Il regardait Kojak qui les observait, couché

auprès du feu, le museau posé entre ses pattes.

– Comme ça, Harold est mort,

dit enfin Stu.

– Oui.

– Un beau gâchis. Un gâchis

pour Sue et Nick. Un beau gâchis pour lui aussi, sans doute.

– Vous avez raison.

Il n’y avait rien d’autre à dire.

Ils étaient tombés sur Harold et sur sa pitoyable déclaration de moribond le

lendemain du jour où ils avaient traversé le tunnel Eisenhower. Nadine et lui

étaient certainement passés par le col Lowland, puisque Harold avait encore sa

Triumph – ce qu’il en restait en tout cas – et qu’il aurait été impossible, comme

l’avait dit Ralph, de passer avec une poussette dans le tunnel Eisenhower. Les

busards avaient joliment nettoyé le cadavre, mais Harold tenait encore son

carnet à couverture plastifiée dans sa main. Le 38 était planté dans sa bouche

comme une grotesque sucette. Ils n’avaient pas enterré Harold. Stu avait quand

même retiré le pistolet, avec une extrême douceur. De voir avec quelle

efficacité l’homme noir avait détruit Harold, avec quelle insouciance il l’avait

repoussé une fois son rôle joué, Stu n’en avait que davantage détesté Flagg. Il

avait l’impression qu’eux-mêmes s’étaient lancés dans une idiote croisade de pastoureaux.

Il savait qu’il leur fallait continuer, mais le cadavre de Harold avec sa jambe

fracassée revenait le hanter, comme la grimace immobile de l’Homme-Loup hantait

Larry. Et il avait compris qu’il voulait rendre à Flagg la monnaie de sa pièce,

le faire payer pour Harold, pour Nick, pour Susan… même s’il était de plus en

plus convaincu qu’il n’aurait jamais cette chance.

Mais tu as intérêt à faire

gaffe, pensait-il. Tu as intérêt à faire gaffe ! Si je t’attrape, salopard,

je t’étrangle.

Glen se leva sans pouvoir s’empêcher

de faire une petite grimace.

– Je vais me coucher, le

Texan. Ne vous vexez point, mon cher, mais cette soirée me paraît sinistre.

– Et l’arthrite ?

– Ça va pas trop mal, répondit

Glen avec un sourire.

Mais il boitait quand il partit

se coucher.

Stu se dit qu’il ferait mieux de

ne pas fumer une autre cigarette – au rythme de deux ou trois par jour, sa

provision serait épuisée d’ici la fin de la semaine – puis il en alluma une

quand même. Il ne faisait pas trop froid ce soir. Cependant il était clair que

l’été était bel et bien terminé dans les montagnes. Il se sentait triste, car il

avait la certitude de ne plus jamais voir un autre été. Quand celui-ci avait

commencé, il travaillait quand il y avait de l’ouvrage dans une usine de

calculatrices électroniques. Il habitait une petite ville, Arnette, et il

passait une bonne partie de son temps à traîner dans la station-service Texaco

de Bill Hapscomb où il écoutait les copains papoter sur l’économie, le

gouvernement, les temps difficiles. Et Stu se disait maintenant qu’aucun d’entre

eux n’avait jamais su ce qu’étaient vraiment les temps difficiles. Il termina

sa cigarette et la jeta dans le feu.

– Fais attention à toi, Frannie,

petite fille, murmura-t-il en se glissant dans son sac de couchage.

Et dans ses rêves il crut que

Quelque chose s’était approché de leur camp. Quelque chose qui montait une

garde malveillante auprès d’eux. Un loup doué d’une intelligence humaine. Ou un

corbeau. Ou une belette traînant son ventre au milieu des buissons. Ou

peut-être une présence désincarnée, un Œil qui regardait.

Je ne crains aucun mal, murmura-t-il

dans son rêve. Oui, même si je marche dans la vallée des ombres de la mort, je

ne crains aucun mal. Aucun mal.

Le rêve finit par s’évanouir et

il dormit d’un profond sommeil.

Le lendemain matin, ils se

remirent en marche et le podomètre de Larry continua à marquer les kilomètres

tandis que la route serpentait paresseusement en descendant vers l’Utah. Un peu

après midi, ils laissèrent le Colorado derrière eux et, le soir venu, ils campèrent

à l’ouest de Harley Dome. Pour la première fois, le grand silence leur parut

oppressant et maléfique. Ce soir-là, Ralph Brentner alla se coucher en se

parlant tout seul : Nous sommes à l’ouest maintenant. Nous ne sommes

plus dans notre cour, mais dans la sienne.

Durant la nuit, Ralph rêva d’un

loup qui n’avait qu’un seul œil rouge, descendu des mauvaises terres pour les

surveiller. Va-t’en, lui avait dit Ralph. Va-t’en ! Nous n’avons

pas peur. Nous n’avons pas peur de toi.

À deux heures

de l’après-midi, le 21 septembre, ils sortaient de Sego. La prochaine ville d’importance,

selon la carte de Stu, était Green River. Après cela, il n’y avait plus aucune

agglomération pendant des kilomètres et des kilomètres. Comme l’avait dit Ralph,

ils allaient voir si Dieu était avec eux ou pas.

– En fait, disait Larry à

Glen, ce n’est pas tellement la nourriture qui m’inquiète, mais l’eau. La

plupart des gens qui partent en voyage emportent avec eux des choses à

grignoter, biscuits aux figues, petits-beurre, des trucs de ce genre. Mais l’eau…

– Peut-être le Seigneur nous

enverra-t-il des déluges de bienfaits, répondit Glen avec un grand sourire.

Larry regarda le ciel bleu sans

nuages et fit une grimace.

– J’ai parfois l’impression

qu’elle n’avait plus toute sa tête à la fin.

– C’est possible. Si vous

lisez les théologiens classiques, vous verrez que Dieu choisit souvent de

parler par la bouche des mourants et des fous. Il me semble même… – et regardez

donc le jésuite en moi qui sort de son placard –… il me semble même qu’il

existe de bonnes raisons psychologiques à cela. Un fou ou une personne à l’article

de la mort est un être humain dont le psychisme est radicalement altéré. Une

personne en bonne santé pourrait peut-être filtrer le message divin, le

modifier selon sa propre personnalité. En d’autres termes, une personne pétante

de santé serait sans doute un prophète merdique.

– Les voies de Dieu, taratata

taratata, dit Larry. Je connais la musique. Un écran d’obscurité… et patati, et

patata. Oui, je trouve ça plutôt obscur, à mon goût. Tout ce chemin à pinces, alors

qu’il nous aurait fallu une semaine en voiture… Vraiment, ça me dépasse. Mais, puisque

nous faisons des trucs bizarres, autant les faire bizarrement.

– Il existe d’innombrables

précédents historiques pour ce que nous faisons, reprit Glen, et je vois un

certain nombre de raisons psychologiques et sociologiques parfaitement raisonnables

pour justifier cette marche. Je ne sais s’il s’agit des raisons de Dieu, mais

elles me semblent parfaitement logiques.

– Par exemple ?

Stu et Ralph s’étaient approchés

pour écouter.

– Dans plusieurs tribus

amérindiennes, « avoir une vision » faisait partie intégrante du rite

de passage à l’âge adulte. Quand le moment était venu de devenir un homme, vous

deviez partir seul dans la nature, sans arme. Vous deviez tuer un animal, composer

deux hymnes – le premier à la gloire du Grand Esprit et l’autre sur vos

prouesses de chasseur, de cavalier, de guerrier et de baiseur – et enfin, vous

deviez avoir une vision. Vous ne deviez rien manger. Vous deviez entrer dans un

état second – mentalement et physiquement – et attendre que cette vision se

manifeste. Ce qu’elle finissait par faire, naturellement, la faim étant un

merveilleux hallucinogène, comme chacun sait, précisa-t-il avec un petit

gloussement.

– Alors vous pensez que mère

Abigaël nous a envoyés ici pour avoir des visions ? demanda Ralph.

– Plutôt pour acquérir la

force et la sainteté par un processus de purge. L’évacuation des choses est symbolique, vous savez. Talismanique. Lorsque vous évacuez des choses,

vous évacuez aussi les parcelles de moi symboliquement attachées à ces choses. Vous

entreprenez une sorte de nettoyage. Vous commencez à vider la cuve.

Larry secouait la tête.

– Je ne vous suis pas.

– Bon. Prenez un homme

intelligent d’avant la super-grippe. Cassez-lui sa télévision. Qu’est-ce qu’il

fait le soir ?

– Il lit, dit le premier.

– Il va voir ses amis, dit

le second.

– Il écoute des disques, dit

le troisième.

– Oui, tout ça, bien sûr. Mais

sa télévision lui manque. Il y a un trou dans sa vie, le trou qu’occupait sa

télévision. Au fond de sa tête, il se dit encore : À neuf heures, je

vais m’envoyer quelques petites bières en regardant le match. Et quand il

entre dans son salon et qu’il voit l’écran vide, il est terriblement déçu. Il

se trouve vidé d’une partie de la vie à laquelle il était habitué, n’est-ce pas ?

– Ouais, répondit Ralph. Notre

télé a fait la grève une fois pendant deux semaines et je me sentais pas dans

mon assiette tant qu’elle a pas été réparée.

– Le trou dans sa vie est

plus gros s’il regardait beaucoup la télévision, plus petit s’il ne la

regardait qu’un peu. Mais quelque chose s’en est allé. Maintenant, enlevez-lui

tous ses livres, tous ses amis et sa chaîne stéréo. Enlevez-lui toute

nourriture, sauf ce qu’il peut glaner en route. Nous sommes en face d’une

évacuation, mais aussi d’une réduction de l’ego. Vos moi, messieurs, se

transforment en vitres parfaitement transparentes. Ou mieux encore, en verres

vides.

– Mais pourquoi ? demanda

Ralph. Pourquoi tout ce cirque ?

– Si vous lisez la Bible, vous

verrez qu’il était assez fréquent que les prophètes s’en aillent de temps en

temps dans le désert – visitez le désert en quarante jours et quarante nuits, vous

en verrez des choses… Oui, quarante jours et quarante nuits, dit généralement

la Bible, expression hébraïque qui signifie en fait « personne ne sait

exactement combien de temps il est parti, mais il est resté longtemps absent ».

Ça vous rappelle quelqu’un peut-être ?

– Bien sûr. Mère Abigaël, dit

Ralph.

– Et maintenant, considérez-vous

un moment comme une simple batterie de voiture. C’est la réalité d’ailleurs. Votre

cerveau fonctionne grâce à des courants électriques qui déclenchent des

réactions chimiques. Vos muscles sont eux aussi commandés par de petites

charges électriques – une substance appelée acétylcholine permet à la charge de

passer quand vous avez besoin de bouger ; quand vous voulez arrêter, une

autre substance chimique, la cholinestérase, est fabriquée. La cholinestérase détruit

l’acétylcholine, si bien que vos nerfs redeviennent mauvais conducteurs. Tant

mieux d’ailleurs. Autrement, une fois que vous auriez commencé à vous gratter

le nez, vous n’auriez jamais été capable de vous arrêter. L’essentiel, c’est

ceci : tout ce que vous pensez, tout ce que vous faites, tout cela provient

de votre batterie. Comme les accessoires électriques d’une voiture utilisent le

courant de la batterie.

Ils l’écoutaient attentivement.

– Regarder la télévision, lire,

bavarder avec des amis, faire un bon repas… toutes ces activités utilisent le

courant de la batterie. Mener une vie normale – au moins dans ce qui était

autrefois la civilisation occidentale – était un peu comme utiliser une voiture

équipée de glaces électriques, de sièges électriques, de dégivreurs électriques,

et tout le tremblement. Mais plus vous avez d’accessoires, moins la batterie

peut charger. D’accord ?

– Ouais, répondit Ralph. Même

une grosse batterie Delco ne risque pas de surcharger sur une Cadillac.

– Eh bien, ce que nous avons

fait, c’est de nous débarrasser des accessoires. Nous sommes en train de

charger nos batteries.

– Mais si vous chargez trop

longtemps une batterie, elle explose, dit Ralph, un peu gêné.

– Mais oui. Et c’est la même

chose avec les gens. La Bible nous parle d’Isaïe, de Job et d’autres, mais elle

ne nous dit pas combien de prophètes sont revenus du désert la cervelle

complètement frite à la suite de leurs visions. J’imagine qu’il y en a eu plus

d’un. Mais j’ai un respect certain pour l’intelligence humaine et le psychisme

humain, en dépit de quelques erreurs de parcours occasionnelles, comme notre

Texan ici présent…

– Attention le prof, je

mords, gronda Stu.

– Mais oui… De toute façon, la

capacité de l’esprit humain est infiniment supérieure à celle de la plus grosse

batterie Delco. Je pense que l’esprit humain peut rester en charge presque

indéfiniment. Dans certains cas, peut-être même plus qu’indéfiniment.

Ils marchèrent en silence quelque

temps.

– Est-ce que nous sommes en

train de changer ? demanda Stu.

– Oui, répondit Glen. Oui, je

pense que nous changeons.

– Nous avons perdu du poids,

ajouta Ralph. Je peux le dire rien qu’en vous regardant. Et moi, j’avais une

jolie bouée de sauvetage. Maintenant, je revois le bout de mes orteils. En fait,

je peux voir presque tout mon pied.

– C’est un état d’esprit.

Larry était intervenu tout à coup

dans la conversation. Et, lorsqu’ils le regardèrent, il sembla un peu gêné, mais

continua :

– J’avais une drôle de

sensation depuis une semaine à peu près, et je n’arrivais pas à la comprendre. Mais

c’est peut-être possible maintenant. J’avais l’impression d’être sur un nuage. Comme

si j’avais fumé un demi-pétard de mari, mais vraiment de la dynamite, ou si j’avais

sniffé une bonne ligne de coke. Mais je ne me sentais pas du tout désorienté, comme

avec la schnouff. Avec la drogue vous avez l’impression que la pensée normale

est légèrement hors de votre portée. Alors qu’en ce moment, j’ai l’impression

de penser tout à fait bien, mieux que jamais en fait. Je me sens parti sur un

nuage, ajouta Larry en riant. C’est peut-être simplement la faim.

– Mais la faim n’explique qu’en

partie votre état, reconnut Glen.

– Moi, j’ai tout le temps

faim, intervint Ralph. C’est bizarre, mais ça ne me dérange plus du tout. Je me

sens bien.

– Moi aussi, renchérit Stu. Physiquement,

il y a des années et des années que je ne me suis pas senti aussi bien.

– Naturellement. Quand vous

videz le récipient, vous videz aussi toute la cochonnerie qui flottait dedans, expliqua

Glen. Les additifs. Les impuretés. Bien sûr qu’on se sent bien. C’est un

lavement de tout le corps, de toute la tête.

– Vous avez une drôle de

manière de dire les choses, le prof.

– Peut-être pas très

élégante, mais exacte.

– Est-ce que ça va nous

aider avec lui ? demanda Ralph.

– C’est précisément la

raison du lavement. J’en suis pratiquement convaincu. Mais il nous faudra attendre

pour le savoir.

Ils poursuivirent leur marche. Kojak

sortit des buissons et les accompagna quelque temps en faisant claquer ses

griffes sur l’asphalte de la nationale 70. Larry le caressa en ébouriffant ses

poils.

– Mon vieux Kojak, est-ce

que tu savais que nous sommes comme une batterie ? Une grosse batterie

Delco, garantie à vie ?

Apparemment, Kojak ne le savait

pas et ne s’intéressait pas beaucoup à la question. Mais il remua la queue pour

montrer qu’il était du côté de Larry.

Ils campèrent

à vingt-cinq kilomètres à l’ouest de Sego et, comme pour apporter la

démonstration de ce dont ils avaient parlé dans l’après-midi ils ne trouvèrent

rien à manger pour la première fois depuis qu’ils étaient partis de Boulder. Glen

était en possession de ce qu’il leur restait de café soluble, dans un sac à

ordures, et ils se le partagèrent, buvant au même gobelet. Depuis une quinzaine

de kilomètres, ils n’avaient pas vu une seule voiture arrêtée sur la route.

Le lendemain matin, 22 septembre,

ils arrivèrent devant une Ford qui avait fait un tonneau. Elle renfermait

quatre cadavres – dont ceux de deux petits enfants. Ils y trouvèrent deux

boîtes de croquettes pour les chiens et un gros sac de chips. Les croquettes

étaient finalement plus appétissantes que les chips qui avaient mal vieilli. Ils

les partagèrent en cinq.

Glen dut gronder Kojak :

– N’avale pas trop vite, Kojak.

Mauvais chien ! Tu as oublié toute ton éducation ? Et si tu n’as plus

d’éducation – comme je dois bien l’admettre à présent –, qu’as-tu fait de ton

charme irrésistible ?

Kojak donna plusieurs coups de

queue par terre et lança aux croquettes un regard qui montrait de façon

raisonnablement concluante qu’il ne tenait plus du tout à se comporter comme un

chien du monde.

– Allez, bouffe et crève, dit

Glen en donnant à son chien ce qui restait de sa part – une croquette en forme

de tigre.

Kojak l’avala d’un coup et s’éloigna

en reniflant.

Larry avait gardé toute sa

provision – une dizaine de croquettes – pour la manger sans plus tarder. Ce qu’il

faisait lentement, en rêvant.

– Avez-vous remarqué, dit-il,

que ces trucs pour chien ont un vague arrière-goût de citron ? Je le

savais quand j’étais petit. Mais j’avais oublié.

Ralph qui jonglait distraitement

avec ses deux dernières croquettes décida d’en avaler une.

– Oui, tu as raison. Un

petit goût de citron. Tu sais, j’aimerais bien que Nicky soit là. On aurait eu

moins de ces cochonneries, mais tant pis.

Stu hocha la tête. Ils

terminèrent leur collation canine et repartirent. Dans l’après-midi, ils tombèrent

sur un camion de livraison d’une chaîne de supermarchés. Le camion, qui allait

sans doute à Green River, était bien garé sur l’accotement. Le chauffeur était

assis derrière le volant, raide comme un piquet. Ils trouvèrent du jambon en

boîte à l’arrière, mais aucun d’eux ne semblait avoir grand appétit. Glen

affirmait que leur estomac avait rétréci. Pour Stu, le jambon sentait mauvais –

pas avarié, non, trop riche. Trop consistant. Ça lui mettait l’estomac à l’envers.

Il ne put en manger qu’une seule tranche. Ralph déclara qu’il aurait préféré

deux ou trois boîtes de croquettes à chien et ils éclatèrent tous de rire. Même

Kojak ne mangea qu’une petite portion avant de repartir à la poursuite d’une

odeur.

Cette nuit-là, ils campèrent à l’est

de Green River. Au petit matin, quelques flocons de neige se mirent à tomber.

Ils arrivèrent

à l’éboulement un peu après midi, le 23. Le ciel était couvert depuis le matin

et il faisait froid – assez froid pour qu’il neige, pensa Stu, et pas seulement

quelques flocons.

Les quatre hommes s’arrêtèrent, Kojak

aux pieds de Glen. Quelque part au nord, un barrage avait sans doute cédé. Ou

peut-être était-ce le résultat de plusieurs fortes pluies d’orage durant l’été.

En tout cas, la rivière San Rafael qui était complètement à sec certaines

années avait débordé, emportant une dizaine de mètres de route. Le trou faisait

une quinzaine de mètres de profondeur et ses parois – caillasse et roches

sédimentaires – ne semblaient pas très solides. Tout au fond coulait un filet d’eau

maussade.

– Misère de misère, dit

Ralph. Il faudrait prévenir les ponts et chaussées.

– Regardez par là.

Ils tournèrent la tête vers l’endroit

que leur montrait Larry. Le paysage désolé commençait à être semé çà et là d’étranges

piliers sculptés par le vent. Une centaine de mètres plus loin au bord de la

San Rafael, on voyait un fouillis de glissières de sécurité, de câbles, de

dalles d’asphalte. L’une d’elles sur laquelle était encore visible la ligne

médiane se dressait vers le ciel où des nuages couraient à toute allure, comme

un doigt apocalyptique.

Glen regardait l’éboulement, les

mains dans les poches, l’air absent.

– Vous y arriverez, Glen ?

lui demanda Stu à voix basse.

– Bien sûr. Du moins, je

crois.

– Et votre arthrite ?

– J’ai connu bien pire, répondit-il

en essayant de sourire. Mais pour être franc, j’ai connu beaucoup mieux aussi.

Ils n’avaient rien pour s’encorder.

Stu descendit le premier, prudemment. Il n’aima pas la manière dont le sol

cédait parfois sous ses pieds, en petites avalanches de cailloux et de sable. Une

fois, il crut qu’il allait perdre prise et glisser jusqu’en bas sur son

derrière. D’une main, il avait pu se retenir à une saillie de pierre saine, le

temps de trouver un appui pour ses pieds. Kojak était alors passé en bondissant

à côté de lui, soulevant de petits nuages de poussière, n’envoyant au fond que

quelques cailloux. Un instant plus tard, il était en bas, agitant la queue et

aboyant amicalement pour encourager Stu.

– C’est ça, fais-toi

remarquer, andouille, grogna Stu en continuant à descendre.

– C’est mon tour, cria Glen.

Je vous ai entendu dire des choses sur mon chien !

– Faites attention, le prof !

Faites très attention ! C’est vraiment très instable.

Glen descendit lentement, passant

systématiquement d’une prise à l’autre. Stu se raidissait chaque fois qu’il

voyait la terre glisser sous les vieilles chaussures de marche du professeur. Dans

la petite brise qui s’était levée, ses cheveux voletaient autour de ses

oreilles comme des fils d’argent. Et Stu se dit que lorsqu’il avait fait la

connaissance de Glen, ce jour où il peignait une médiocre aquarelle au bord de

la route dans le New Hampshire, les cheveux du professeur étaient encore poivre

et sel.

Tant que Glen n’eut pas

finalement planté ses deux pieds au fond du ravin, Stu crut qu’il allait finir

par tomber et se casser en deux. Quand ce fut fait, il poussa un grand soupir

et donna une tape amicale sur l’épaule du professeur.

– Les doigts dans le nez, mon

vieux Texan, lui dit Glen en se penchant pour caresser Kojak.

– Alors n’oubliez pas de

vous laver les mains, répondit Stu.

Ralph descendit ensuite, passant

prudemment d’une prise à la suivante, puis franchissant les deux derniers

mètres d’un seul bond.

– Eh ben, c’est drôlement mou

par ici. On aurait l’air plutôt bêtes si on ne pouvait pas remonter de l’autre

côté et s’il fallait faire huit ou dix kilomètres le long de la rivière pour

trouver un passage, vous ne pensez pas ?

– Ça serait encore plus

rigolo si l’eau se mettait à monter d’un seul coup pendant que nous sommes au

fond, renchérit Stu.

Larry descendit sans difficulté

et les rejoignit.

– Qui remonte le premier ?

demanda-t-il.

– Pourquoi pas vous, puisque

vous êtes tellement en forme ? dit Glen.

– D’accord.

Il lui fallut beaucoup plus

longtemps pour remonter. À deux reprises, le sol céda sous ses pieds et il

faillit tomber. Mais il arriva finalement au sommet d’où il leur fit un geste d’encouragement.

– Le tour de qui ? demanda

Ralph.

– Le mien, fit Glen en

traversant la rivière à sec.

– Écoutez, dit Stu en le

prenant par le bras, nous pouvons remonter la rivière et trouver un endroit

plus facile, comme Ralph disait.

– Et perdre ce qui reste de

la journée ? Quand j’étais enfant, je serais allé là-haut en quarante secondes

et mon pouls n’aurait pas dépassé soixante-dix.

– Vous n’êtes plus un enfant,

Glen.

– Non, mais je crois que j’en

ai quand même gardé quelque chose.

Avant que Stu puisse en dire

davantage, Glen était parti. Il s’arrêta pour se reposer au tiers de la pente, puis

repartit. À peu près à mi-hauteur, il s’agrippa à une dalle de schiste qui s’effrita

sous ses doigts. Stu crut qu’il allait débouler jusqu’en bas, cul par-dessus

tête, arthritique ou pas.

– Merde, grogna Ralph.

Glen battit des bras et

miraculeusement retrouva son équilibre. En se démenant comme un beau diable, il

repartit un peu plus sur la droite, monta encore de cinq mètres, s’arrêta pour

souffler, puis continua à grimper. Près du sommet, une pierre sur laquelle il

avait posé le pied se détacha et Glen serait tombé si Larry n’avait pas été là.

Il saisit le professeur par le bras et l’aida à se hisser jusqu’en haut.

– Presque les doigts dans le

nez, cria Glen à ceux qui attendaient en bas.

– Et votre pouls, le prof ?

demanda Stu avec un grand sourire de soulagement.

– Plus de quatre-vingt-dix, je

le crains.

Ralph escalada l’éboulement comme

un solide mouflon, assurant chacune de ses prises, déplaçant mains et pieds

avec une lenteur calculée. Lorsqu’il arriva au sommet, ce fut le tour de Stu.

Jusqu’au moment où il tomba, Stu

crut qu’il serait en fait plus facile de remonter que de descendre. Les prises

étaient meilleures, la pente un peu moins forte. Mais le sol était un mélange

de calcaire et de fragments de pierres que les pluies avaient considérablement

affaibli. Sentant que la roche était pourrie, Stu redoubla de prudence.

Il était arrivé au sommet lorsque

la pierre sur laquelle s’appuyait son pied gauche disparut tout à coup. Il

sentit qu’il commençait à glisser. Larry voulut saisir sa main, mais cette fois

il manqua son coup. Stu agrippa un morceau d’asphalte de la chaussée qui

faisait saillie. Il céda. Stu le regarda un moment, stupéfait, tandis qu’il

commençait à dévaler la pente, de plus en plus vite. Il finit par jeter le

morceau d’asphalte et l’image du coyote des dessins animés lui vint à l’esprit.

Il ne manquerait plus que ça, pensa-t-il, que j’entende bib-bip avant d’arriver

en bas.

Son genou heurta quelque chose et

un éclair de douleur remonta dans sa cuisse. Il essayait de se retenir à la

terre gluante qui défilait devant lui à une vitesse alarmante, mais ne trouvait

aucune prise.

Il frappa un gros rocher comme

une flèche émoussée et fit la roue. Le choc vida d’un seul coup ses poumons. Puis

Stu tomba en chute libre d’une hauteur d’environ trois mètres et retomba sur

une jambe qu’il entendit se casser. La douleur fut instantanée, terrible. Il

cria, culbuta en arrière. Il avait de la terre plein la bouche maintenant. Des

cailloux coupants lui éraflaient la figure et les bras. Il retomba sur sa jambe

blessée et la sentit casser en un autre endroit. Cette fois, il ne cria pas. Il

hurla.

Il fit les cinq derniers mètres

sur le ventre comme un enfant sur un toboggan. Il s’arrêta enfin, le pantalon

rempli de terre, le cœur battant furieusement dans ses oreilles. Il avait l’impression

d’avoir un fer rouge dans la jambe. Son blouson et sa chemise étaient remontés

jusqu’à son menton.

Fracture. Grave ? Probablement.

Douleur très vive. Deux endroits au moins, peut-être davantage. Et le genou s’est

déboîté.

Larry descendait la pente en

faisant de petits sauts qui semblaient presque une caricature de ce qui venait

d’arriver à Stu. Puis il s’agenouilla à côté de lui, lui posant la question que

Stu s’était déjà posée.

– C’est grave ?

Stu se redressa sur ses coudes et

regarda Larry, livide, souillé de terre.

– J’espère pouvoir marcher

dans trois mois.

Il sentit qu’il allait dégueuler.

Il regarda le ciel nuageux et brandit ses deux poings.

OOOOH, MERDE ! hurla-t-il.

Ralph et Larry

posèrent une attelle. Glen sortit de quelque part un flacon de ce qu’il

appelait « mes comprimés pour l’arthrite » et il en donna un à Stu, sans

lui dire ce que c’était vraiment. Toujours est-il que la douleur ne fut bientôt

plus qu’une sorte de bourdonnement lointain. Stu se sentait très calme, serein.

Et il se dit qu’ils vivaient tous à crédit, non pas nécessairement parce qu’ils

allaient rencontrer Flagg, mais parce qu’ils avaient survécu au Grand Voyage, à

l’Étrangleuse. En tout cas, il savait ce qu’il fallait faire… et il allait

veiller à ce qu’il en soit fait ainsi. Larry venait de parler. Ils le regardaient

tous avec inquiétude, attendant sa réponse.

Une réponse des plus simples.

– Non.

– Stu, dit doucement Glen, vous

ne comprenez pas…

– Je comprends. Et je dis

non. On ne revient pas à Green River. Pas de corde. Pas de voiture. C’est contre

les règles du jeu.

– Mais ce n’est pas un jeu !

cria Larry. Tu vas mourir ici.

– Et vous allez presque

sûrement mourir au Nevada. Allez, continuez sans moi, vous avez encore quatre

heures de jour. Inutile de les gaspiller.

– On ne va pas te laisser.

– Désolé, Larry, mais vous

allez me laisser. Je le veux.

– Non. C’est moi qui

commande maintenant. Mère Abigaël a dit que si quelque chose t’arrivait…

– … que vous deviez continuer.

– Non ! Non !

Larry se retourna vers Glen et

Ralph, cherchant un encouragement. Ils le regardaient, troublés. Assis la queue

en demi-cercle, Kojak les observait.

– Écoute-moi, Larry, reprit

Stu. Si nous avons commencé ce voyage, c’est parce que nous pensions que la

vieille dame savait de quoi elle parlait. Si tu commences à jouer avec ça, tu

vas tout chambouler.

– Oui, c’est vrai, renchérit

Ralph.

– Non, c’pas vrai, péquenaud,

lança Larry, furieux, en imitant l’accent de Ralph qui n’avait pas oublié son

Oklahoma natal. Ce n’était pas la volonté de Dieu que Stu tombe ici, même pas

celle de l’homme noir. C’était simplement une pierre qui tenait mal, rien d’autre,

une pierre ! Je ne vais pas te laisser, Stu. Je ne laisse pas les

gens derrière.

– Si. Nous allons le laisser,

dit Glen d’une voix calme.

Larry ouvrit de grands yeux. Il se

sentait trahi.

– Et je pensais que vous

étiez son ami !

– Je suis son ami. Mais c’est

sans importance.

Larry partit d’un rire hystérique

et s’éloigna du reste du groupe.

– Vous êtes dingues ! Complètement

dingues !

– Non, pas du tout. Nous

avons conclu un accord. Nous étions autour du lit de mort de mère Abigaël et

nous avons conclu un pacte. Un pacte qui signifiait presque certainement que

nous allions mourir, et nous le savions. Nous avons compris les conditions de l’accord.

Maintenant, nous allons les observer.

– Mais c’est ce que je veux,

moi aussi. Pas la peine d’aller jusqu’à Green River ; on n’a qu’à trouver

une grosse voiture, on l’installe à l’arrière, et on continue…

– On nous a dit que nous

devions marcher, répondit Ralph. Et il ne peut pas marcher.

– Bon, très bien. Il a la

jambe cassée. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On l’achève, comme un

cheval ?

– Larry…, commença Stu.

Avant qu’il puisse continuer, Glen

avait pris Larry par la chemise et l’attirait vers lui.

– Mais qui êtes-vous donc en

train d’essayer de sauver ? dit-il d’une voix froide et sévère. Stu, ou

vous ?

Larry le regarda, ses lèvres

bougèrent, mais aucun bruit n’en sortit.

– C’est très simple, reprit

Glen. Nous ne pouvons pas rester… et il ne peut pas venir avec nous.

– Je ne peux pas accepter ça,

murmura Larry dont le visage était affreusement pâle.

– C’est une épreuve, dit

tout à coup Ralph. Voilà ce que c’est.

– Tu veux dire un test de

bon sens, peut-être, répondit Larry.

– Votons. Je vote pour que

vous partiez.

C’était la voix de Stu, couché

par terre.

– Moi aussi, dit Ralph. Stu,

je suis désolé. Mais si Dieu va s’occuper de nous, peut-être qu’il va s’occuper

de toi aussi…

– Je refuse ! s’exclama

Larry.

– Ce n’est pas à Stu que

vous pensez, dit Glen. Vous essayez de sauver quelque chose en vous, je crois. Mais

cette fois, il est juste de continuer notre route, Larry. Nous le devons.

Larry s’essuya lentement la

bouche du revers de la main.

– Restons ici cette nuit. Réfléchissons

encore.

– Non, dit Stu.

Ralph hocha la tête. Son regard

croisa celui de Glen. Le professeur chercha le flacon des « comprimés pour

l’arthrite » dans sa poche et le glissa entre les doigts de Stu.

– À base de morphine. Plus

de trois ou quatre et… vous me suivez, le Texan ? dit Glen en regardant

Stu droit dans les yeux.

– Oui, j’ai compris.

– Mais de quoi parlez-vous ?

Qu’est-ce que vous êtes en train de lui proposer ?

– Tu n’as pas compris, Larry ?

répondit Ralph avec un tel mépris que Larry se tut un moment.

Puis tout défila devant les yeux

de Larry à une vitesse effarante, comme ces visages étrangers dans un manège de

foire : pilules jaunes, pilules noires, jaunes et noires, comme des guêpes.

Rita. Il la retourne dans son sac de couchage et voit qu’elle est morte, raide,

que du dégueulis vert coule de sa bouche comme une faveur de soie d’une

fraîcheur douteuse.

– Non ! hurla-t-il en

essayant d’arracher le flacon à Stu.

Ralph le prit par les épaules. Larry

se débattit.

– Lâche-le, dit Stu. Je veux

lui parler.

Ralph hésitait.

– Allez, Ralph, tu peux le

lâcher.

Ralph lâcha Larry, prêt à bondir

à la moindre alerte.

– Approche-toi, Larry. Plus

près.

Larry s’approcha et s’accroupit à

côté de Stu. Il le regardait d’un air malheureux.

– Non, ce n’est pas juste !

Quand quelqu’un tombe et se casse la jambe, on ne… on ne le laisse pas crever

tout seul. Tu ne crois pas ? Hé, mon vieux… s’il te plaît. Pense un

peu, dit-il en touchant le visage de Stu.

Stu prit la main de Larry et la

garda dans la sienne.

– Tu crois que je suis fou ?

– Non ! Non, mais…

– Et tu crois que les gens

qui ont toute leur tête ont le droit de décider tout seuls ce qu’ils veulent

faire ?

– Oh, mon vieux…, dit Larry

qui commença à pleurer.

– Larry, tu n’y es pour rien.

Je veux que tu continues. Si tu sors de Las Vegas, reviens par ici. Dieu aura

peut-être envoyé un corbeau pour me donner à manger, on ne sait jamais. J’ai lu

un jour dans le journal qu’un homme peut vivre soixante-dix jours sans manger, s’il

a de l’eau.

– Ce sera bientôt l’hiver

ici. Tu seras mort de froid en trois jours, même si tu ne prends pas les pilules.

– Ça ne te regarde pas. Ça, c’est

mon affaire.

– Ne me dis pas que je dois

m’en aller, Stu.

– Je te dis de t’en aller.

– C’est dégueulasse, lança

Larry en se relevant. Qu’est-ce que Fran va dire de nous ? Quand elle va

savoir qu’on t’a laissé en pleine cambrousse, avec les busards et les loups ?

– Elle ne risque pas de dire

quoi que ce soit si vous n’allez pas là-bas pour remettre à l’heure la pendule

de l’autre. Lucy non plus. Dick Ellis non plus. Brad non plus. Personne.

– D’accord. On va repartir. Mais

demain seulement. On va camper ici ce soir, et peut-être que nous ferons un

rêve… quelque chose quoi…

– Pas de rêve, dit doucement

Stu. Pas de signe. Ça ne marche pas comme ça. Tu resterais une nuit et il ne se

passerait rien, alors tu resterais une autre nuit et une autre encore… il faut

que vous partiez maintenant.

Larry s’éloigna du groupe, tête

basse, et resta là, le dos tourné.

– Bon, d’accord, dit-il

enfin d’une voix si basse qu’on l’entendait à peine. Comme vous voudrez. Que

Dieu ait pitié de nous.

Ralph s’approcha de Stu et s’agenouilla

à côté de lui.

– Tu as besoin de quelque

chose, Stu ?

– Oui. Je voudrais les œuvres

complètes de Gore Vidal – ses livres sur Lincoln, Aaron Burr et les autres, répondit

Stu avec un sourire. J’ai toujours eu envie de lire ces grosses briques. Je

vais profiter de l’occasion.

– Oh, c’est bête, Stu !

Je les ai pas emportés avec moi, répondit Ralph en lui faisant un clin d’œil.

Stu lui serra le bras et Ralph s’éloigna.

Ce fut le tour de Glen. Il avait pleuré et, lorsqu’il s’assit à côté de Stu, les

larmes coulèrent à nouveau de ses yeux.

– Allez, t’en fais pas mon

pote, tout ira bien, dit Stu.

– Larry a raison. C’est

atroce. Comme abattre un cheval.

– Il faut bien le faire

pourtant.

– Peut-être, mais qui sait ?

Et la jambe ?

– Je n’ai plus mal du tout

en ce moment.

– Bon, tu as tes pilules, dit

Glen en s’essuyant les yeux avec le bras. Au revoir, mon vieux Texan. J’ai été

drôlement content de faire ta connaissance.

Stu tourna la tête de côté.

– Ne me dites pas adieu, Glen,

ça porte la poisse. Je préfère au revoir. De toute façon vous allez probablement

monter un peu cette pente, et puis vous casser la gueule et tomber jusqu’en bas.

Comme ça, nous pourrons passer l’hiver à taper le carton.

– Nous nous reverrons

bientôt, tu ne crois pas ?

Et, comme il le croyait lui aussi,

Stu se retourna pour regarder Glen dans les yeux.

– Oui, je le crois. Mais je

ne crains aucun mal, c’est bien ça ? dit-il avec un petit sourire.

– C’est ça !

La voix de Glen se fit un murmure.

– Et débranche la prise s’il

le faut, Stuart. Ne tourne pas autour du pot.

– Non.

– Allez, au revoir.

– Au revoir, Glen.

Les trois hommes se rassemblèrent

du côté ouest de l’éboulement puis, après un dernier regard en arrière, Glen

commença à monter. Stu suivait son ascension avec une inquiétude grandissante. Glen

se déplaçait avec une incroyable insouciance. À peine s’il regardait où il

posait les pieds. Le sol s’effondra sous son poids une fois, deux fois. Chaque

fois, il chercha nonchalamment une prise pour ses mains, et les deux fois, il

en trouva une comme par hasard. Lorsqu’il arriva au sommet, Stu reprit enfin sa

respiration après un long, très long soupir.

Ce fut ensuite le tour de Ralph

et, quand il arriva au sommet, Stu appela Larry pour qu’il vienne une dernière

fois auprès de lui. Il regarda son visage et se dit que d’une certaine façon il

ressemblait beaucoup à celui de Harold Lauder – traits parfaitement immobiles, yeux

aux aguets, un peu inquiets. Un visage qui ne révélait que ce qu’il voulait

bien.

– Tu es le chef maintenant. Tu

vas t’en sortir ?

– Je ne sais pas. Je vais

essayer.

– C’est toi qui prendras les

décisions.

– Tu crois ? On dirait

que je n’ai pas réussi à imposer la première.

Oh oui, ses yeux révélaient

quelque chose maintenant : le reproche.

– Oui, mais ce sera la seule

fois. Écoute, ses hommes vont vous prendre.

– Oui. Je m’en doute. Ils

vont nous prendre ou nous abattre comme des chiens dans une embuscade.

– Non, je crois qu’ils vont

vous prendre pour vous conduire à lui. Bientôt. Quand vous arriverez à Las

Vegas, ouvrez les yeux. Attendez. Ça viendra.

– Quoi, Stu ? Qu’est-ce

qui viendra ?

– Je ne sais pas. Ce qu’on

nous a envoyé chercher. Soyez prêts. Sachez le reconnaître.

– Nous reviendrons te

chercher, si nous pouvons. Tu le sais.

– Mais oui.

Larry escalada rapidement l’éboulement

et rejoignit les deux autres. Ils agitèrent la main. Stu leur répondit. Ils

partirent. Et ils ne revirent jamais plus Stu Redman.

 

le fléau
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